A la fin, quand ils se
rembarquèrent pour les Indes, les "indiens de Thieux"
n'étaient plus que 16 hommes et 30 femmes. Il manquait donc 8
femmes. Par contre, il y avait 12 enfants!
Entre temps, nos indiens avaient
tissé des toiles et avaient enseigné leur technique
à des apprentis de Thieux mais ce n'était pas la
mousseline indienne que l'on attendait! Au bout de deux ans, on les renvoya chez eux.
Ce n'est pas fini!
Au XXème siècle, l'Inde est devenue indépendante
et a récupéré nos Comptoirs, Pondichéry,
Mahé, Yanaon, Karikal et Chandernagor que les nouvelles
générations ne connaissent plus par coeur. De nouvelles
colonies indiennes sont venues s'établir en France: les
"rapatriés" des Comptoirs. Certains d'entre eux ont entendu
parler de leurs lointains prédecesseurs, les "Indiens de Thieux"
et se sont émus des rumeurs qui circulaient à
leur sujet: certains prétendaient qu'ils étaient tous
morts de froid, d'autres qu'ils avaient été
maltraités et jetés en prison. Ce dernier point n'est pas
tout à fait faux car des bagarres dans la colonie avaient
nécessité l'intervention de la maréchaussée.
Ces dernières années, nous avons donc vu venir à
Thieux, indépendamment l'un de l'autre, deux
représentants des Français des Comptoirs inquiets du sort
de leurs concitoyens du XVIIIème siècle.
D'abord, M. Douglas Gressieux, président de l'association "Les Comptoirs de l'Inde"
et auteur d'un ouvrage sur les troupes indiennes en France pendant la
guerre de 1914-1918. Avec lui et M. Jean Paul Moreau,
président de la Société d'Histoire et
d'Archéologie de la Goële, nous avons feuilleté
l'état civil de Thieux des années 1785 à 1787.
Ensuite, M. Gobalakichenane, éditeur de la Lettre du Cercle culturel des Pondichériens.
Il nous apprit qu'un certain Viranaiker, chroniqueur tamoul de l'époque, avait
relaté l'arrivée, à Pondichéry, des indiens
de Thieux, le 21 juillet 1788. M. Gobalakichenane ajoute qu'une petite
rue de Pondichéry, entre la rue Bârady et le Bd Ouest
porte le nom de Louis Pragachen, leur chef.
Un témoin inattendu!
Prendre un aveugle comme témoin, voilà qui n'est pas
banal. Pourtant, M. Lefebvre de Beauvray, un parisien aveugle,
nous laisse, dans son "Journal d'un bourgeois de Popincourt" le
témoignage le plus direct que nous ayons sur la
colonie de Thieux:
"Non loin de
Juilly, près de Compans-la-ville, est ce même village de
Thieux, où se trouve une manufacture de très belles
toiles ci-dessus annoncée, nouvellement établie dans le
château même, appartenant au seigneur du lieu, Monsieur de
Montaran, l'un des intendants du commerce. Ces toiles de coton sont
fabriquées par des Indiens des deux sexes, au nombre de
cinquante trois, tous nés soit à Pondichéry soit
aux environs; arrivés enFrance au mois d'octobre 1785, avec
Monsieur le Bailly de Suffren, qui les a tous engagés pour
quatre ans et qui les a débarqués à Marseille,
après avoir fait quelque séjour dans l'ile de Malthe. Le
chef ou directeur de ces Indiens, lequel est de la caste des
Païres, âgé de trente-six ans, appelé Louis,
sert en même tems d'interprète à ses camarades,
d'une caste inférieure, dont cinq seulement ont
été, come lui, baptisés dans les Indes, qui ne
sçavent pas le français et qui parlent tous la langue
malabare. Les hommes, comme plus nombreux que les femmes, sont tous
mariés, quelques-uns même à deux, tandis que
plusieurs parmi les personnes de l'autre sexe ne le sont point du tout.
Le gouvernement fait distribuer par jour, à chacun d'eux, une
certaine quantité de riz, de sel, de bois, de chandelle,
etc...avec une somme fixe en argent par mois, sçavoir de 80
livres au chef, de 30 à chaque ouvrier et de 24 à chaque
ouvrière, pour acheter à leur gré les autres
denrées qui leur sont nécessaires et qu'ils
apprêtent eux-mêmes dans les cuisines du château. Du
reste, on a pourvu, par des ordres supérieurs,à ce qu'en
général ils ne fussent point inquiétés sur
l'article de la religion, comme en particulier, à ce qu'on
laissât, à ceux qui n'ont point reçeu le
baptème, l'entière liberté de professer ou de
pratiquer en paix la leur, pour ce qui concerne le culte
extérieur, les prières, les mariages, les
funérailles, etc.. A la tête, ou pour le régime
économique de cet établissement, qui peut devenir fort
utile, outre le chef indien est un inspecteur français,
aujourd'hui Monsieur Fourcade, successeur d'un autre, avec lequel le
dénommé Louis avait eu quelques
démèlés, causés par la jalousie du
Français, à l'occasion desquels le chef indien avait
été sur le point de se faire massacrer par ses
compatriotes, excités contre lui par l'ancien inspecteur.
Nous avons appris toutes ces particularités
en nous transportant exprès à Thieux pour interroger par
nous-même quelques uns des étrangers dont il s'agit, lors
de notre dernier séjour dans ce canton, dont peut-être
nous connaissons la topographie tout aussi bien qu'il est permis de la
connaître sans le secours des yeux.
On comprend l'intervention des gendarmes et l'on remarque
au passage que la laïcité ne date pas de 1905 mais qu'elle
se pratiquait déjà en 1785, à Thieux!
Références:
P. Marichal: Une colonie indienne à Thieux. Bull. de la
Sté d'Histoire de Paris et de l'Ile de France. 1895, p85-95
Micheline Viseux: Les Indiens de Thieux. Bull., de la Sté
d'Histoire et d'Archéologie de la Goële. 1996, n° 26,
p19-24
H. Vial: Une visite à la colonie indienne de Thieux. Bull., de la Sté d'Histoire de Paris. 1901, p143-144
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